L'aile gauche de l'armée autrichienne n'avait pas
encore combattu ; le général Eisnitz venait de la former sur deux
lignes en avant de Castel-Ce-riolo, et il la dirigeait sur la faible
réserve française qui était encore intacte. Le
général Mêlas pouvait espérer à la faveur de
sa supériorité et des avantages déjà obtenus, de
rompre cette dernière résistance, et la victoire lui était
dès lors assurée. Il crut même la tenir entre ses mains, et
il en fut peut-être ébloui, car il négligea de poursuivre
ses succès, pour s'attacher à détruire cette
réserve, qui aurait infailliblement succombé plus tard, si elle
s'était trouvée abandonnée et dépassée par
la ligne autrichienne.
Quoi qu'il en soit, le salut de l'armée
française dépendait uniquement de la résistance que cette
réserve allait faire. Elle formait le dernier échelon à
l'extrême droite*. Le premier Consul, en la refusant, avait
différé de l'engager, afin de la faire servir de pivot à
un nouvel ordre oblique, en sens inverse, lorsque le corps dn
général Desaix serait près de le joindre, pour recommencer
la bataille. Cette belle manuvre était sa seule ressource et les
ennemis ne pouvaient l'avoir prévue elle devait les prendre en
défaut, avant qu'ils eussent le temps d'y remédier, leur faire
perdre leurs avantages, et probablement les rejeter sur la Bormida. Ce calcul
était juste et le succès fut complet. Mais pour l'obtenir et
gagner quelques moments qui permissent de terminer les dispositions, il fallait
que la droite du général Lannes fût immédiatement
soutenue. Déjà la cavalerie ennemie était en force devant
elle ; ses charges devenaient de plus en plus fréquentes , et quoique
l'infanterie du général Lannes ne se laissât point
ébranler, elle ne pouvait pas empêcher l'aile gauche des
Autrichiens d'opérer un grand mouvement de con
\. A cette occasion, l'auteur du Précis des
événements militaires a fait sur l'ordre oblique, par
échelons, une réflexion que je partage entièrement, et le
passage où il en parle (t. III, page 317) rend trop bien ma
pensée pour que je ne le transcrive pas ici.
" On reconnaîtra facilement ici l'avantage de l'ordre
oblique, par échelons, à grands intervalles. Si l'attaque de
l'aile présentée à l'ennemi, et formant le premier
échelon, réussit, cet avantage s'accroît par l'attaque du
centre, ou second échelon qui, en arrivant promptement sur la ligne,
trouve un appui, et en sert lui-même à Italie d'abord
refusée, ou troisième échelon, comme il arriva à
Marengo. L'aile présentée en premier échelon est battue et
forcée à se retirer. Quelque précipité que soit le
mouvement rétrograde que doivent suivre nécessairement le centre,
mis à découvert, et les autres masses échelonnées,
ce mouvement se ralentit ; il est mieux préparé et s'opère
avec plus d'ordre, à mesure qu'il se rapproche de l'aile qui avait
été refusée, et qui devient le pivot d'un nouvel ordre
oblique, en sens inverse
version, pour la tourner. Le premier Consul fait porter
alors en avant les grenadiers de sa garde, dont le nombre ne s'élevait
qu'à neuf cents. Rien n'égale l'audace et l'imperturbable
sang-froid de ces braves; ils traversent la plaine, sans que rien puisse les
arrêter, et ils vont se former en carré à trois cents
toises de l'extrême droite du général Lannes. Semblables
à un roc, contre lequel tout vient se briser, ils repoussent toutes les
charges de la cavalerie autrichienne, et ils servent d'appui à la
division du général Monnier, qui revenait de
Castel-Novo-di-Scrivia. La brigade Carra Saint-Cyr. est jetée dans
Castel-Geriolo, l'autre brigade de la division et les grenadiers de la garde
opèrent alors leur retraite sur San-Giuliano.
Ce fut le moment où les généraux
autrichiens crurent la bataille gagnée; ils voyaient l'armée
française en retraite, et la plaine couverte de ses débris, sans
qu'un nouvel ennemi se présentât pour disputer encore la victoire.
Ils ne sentaient point pour quel motif le poste de Castel-Ceriolo venait
d'être occupé, mais. ils en reconnurent l'importance, quand le
général Carra Saint-Cyr, qui n'avait pas perdu de temps pour en
fermer les issues et pour y établir de bonnes barricades, eut
repoussé, à plusieurs reprises, les efforts que l'infanterie de
la gauche autrichinenne fit pour l'enlever. Ainsi, Castel-Ceriolo devint le
point d'appui de la nouvelle ligne de bataille du premier Consul et le pivot
sur lequel il allait s'élever, en reprenant l'offensive. Dès
lors, la position des deux armées se trouvait entièrement
changée, et toutes les deux étaient dans un ordre inverse de leur
première direction ; car pendant que le général
Mêlas poussait sa droite, pour couper la route de Tortone et rejeter la
gauche des Français sur leur centre, sa gauche était
également menacée, et la réserve, qui devait lui arracher
la victoire, se formait à San-Giuliano.
Le général Desaix, détaché la
veille à Rivalta avec la division Boudet, venait enfin d'arriver
à hauteur de San-Giuliano (1) Aussitôt que sa tête de
colonne parut, le premier Consul fit arrêter le
l. Il y a des accidents heureux à la guerre. La
division Boudet était arrivée le 13, vers le milieu de
l'après-midi, à Rivalta, et elle allait continuer sa marche sur
Acqui, pour se lier au général Suchet, lorsque la Bormida,
qu'elle avait à passer, fut subitement grossie par un orage qui survint.
On essaya cependant le passage; on y perdit quelques hommes et quelques chevaux
, et le général Desaix le remit au lendemain. Mais le lendemain,
de bonne heure, la canonnade qui se fit entendre, et bientôt après
des ordres réitérés, rappelèrent la division
à San-Giuliano, où elle arriva juste à temps.
Si la crue de la Bormida fût survenue quelques heures
plus tard, dans la nuit, et après le passage de la division , elle
eût empêché ou du moins retardé son mouvement ; et
quelles n'en eussent pas été alors les conséquences ! La
division Boudet arrivant sur le champ de bataille, à la fin de la
journée, fit ce qu'elle n'eût certainement pas fait si elle avait
pris part à la bataille depuis son commencement. Elle eût
diminué la disproportion de force entre les deux armées, quoique
l'armée française fût encore restée
inférieure à l'armée autrichienne, elle eût
disputé la bataille et l'eût rendue plus sanglante;
peut-être, et c'est encore incertain, l'avantage fut-il resté
à l'armée francaise. Mais, dans aucun cas, cet avantage ne
pouvait être comparable à celui qui fut obtenu. Cette division,
dont le mouvement avait été dérobé à
l'ennemi par les arbres et les vignes qui couvrent la plaine, et qui tombait
inopinément avec des troupes fraîches sur Pennemi, qui
était loin de s'y attendre et qui se croyait sûr de la victoire,
produisit un effet qui dépassa tous les calculs. ****** mouvement
rétrograde des échelons, et il les disposa sur autant de lignes
diagonales, de manière à remplir l'espace, depuis Castel-Ceriolo
jusqu'à San-Giuliano, où le général Victor avait
rallié ses divisions. Entre ces deux points, les troupes étaient
dans l'ordre suivant : les grenadiers, placés en arrière et
à gauche de Castel-Ceriolo, le corps du général Lannes,
celui du général Desaix et celui du général Victor.
La cavalerie, en seconde ligne, se tenait prête à déboucher
par les intervalles des échelons, dont elle remplissait les vides.
Il était six heures du soir, lorsque ces dispositions
furent terminées; le général Desaix devait diriger
l'attaque, ses troupes étaient fraîches, et leur ardeur pouvait
à peine se contenir. Elles s'ébranlent, mais en même temps,
une colonne de cinq mille grenadiers autrichiens, conduite par le
général Zach, s'avançait parla grande route, pour
s'emparer de San-Giuliano. Cette colonne avait dépassé
Cassina-Grossa, et n'était qu'à portée de fusil de la
ligne francaise. Le général Desaix marche au pas de charge
à sa rencontre , une batterie de quinze pièces le
précède. Le général Marmont a pris la direction de
celte batterie, et lui fait ouvrir son feu à cinquante pas des ennemis.
La fusillade est aussi engagée, on va se mêler. En ce moment, une
balle frappe mortellement, au milieu de la poitrine, le général
Desaix. Un aide de camp du premier Consul, le colonel Lebrun, le reçoit
dans ses bras. Les soldats, voyant tomber leur chef, n'en deviennent que plus
animés pour le venger, la 9e demi-brigade d'infanterie
légère est à leur tête, et tous les corps qui
suivent ont la même impulsion.
Cette brusque attaque déconcerta les ennemis. Ils
avaient compté qu'un faible effort renverserait la dernière
réserve des Français, et le général Zach
s'était imprudemment avancé, sans regarder si sa colonne
était soutenue : elle ne l'était pas. Ses grenadiers,
étonnés d'être ainsi assaillis, commencent à
chanceler. A cet instante le premier
Consul ordonne à la cavalerie de charger, le
général Kellermann déploie sa brigade devant une ligne de
cavalerie autrichienne, qui lui est opposée. Il laisse quelques
escadrons pour la contenir, et avec le surplus il fait conversion à
gauche, prend en flanc la colonne (le grenadiers, pénétre dans
les intervalles, la met en désordre, et, secondé par l'infanterie
du général Boudet, qui appuie cette habile manuvre, et qui
attaque en tête la colonne des Autrichiens, il fait mettre bas les armes
au corps entier du général Zach.
Lorsque la division Boudet s était portée en
avant, les divisions des généraux Lannes et Victor, qui
s'étaient ralliées, avaient appuyé ce mouvement. Les
Autrichiens étaient loin de s'attendre, à cette heure, à
une attaque générale', aussi tous leurs corps sont-ils
successivement entraînés par la déroute de leur tête
de colonne, et ils se précipitent, en fuyant, vers les ponts de la
Bormida. A peine quelques bataillons montrent-ils encore une certaine
contenance, au village de Marengo; mais ils sont également
culbutés. En moins d'une heure, les vainqueurs avaient franchi de
nouveau la vaste plaine qui, pendant cette longue journée, n'avait
été cédée que pas à pas, et à dix
heures du soir, ils reprenaient leur position du matin , à Pedra-Bona,
où l'action avait commencé, seize heures auparavant. Ils ne
furent arrêtés que par les retranchements qui couvraient la
tête de pont de la Bormida'. |