Le 25 , à 2 heures du matin, le lieutenant
général Desaix me fit parvenir l'ordre de faire une forte
reconnaissance d'infanterie et de l'appuyer même d'une brigade
jusciu'à Serra valle, si je croyais que cette force fût
nécessaire. J'avais envoyé, dès le soir, un
détachement de 30 cavaliers du 3e
régiment, conduit par le capitaine adjoint à l'état-major
de la division (L'Hérilier), et j'observai au lieutenant
général Desaix que je croyais nécessaire d'attendre
préalablement le rapport de ce détachement. Il m'approuva et
changea l'ordre qu'il m'avait donné.
Au point du jour, l'eau ne permettait pas encore de passer
à gué, mais une barque avait été établie
avec le secours des bateliers qu'un détachement avait enlevés
à Tortone pendant la nuit. La troupe passa promptement et vint prendre
position à Rivalta. Vers les 10 heures du matin, l'eau était
baissée, et l'artillerie put passer la rivière au gué.
Dans cet intervalle, le général Desaix avait
envoyé au quartier général pour savoir quelles
dispositions devaient suivre l'action de la veille. Il reçut l'ordre
(heureusement très tard) de se porter à Pozzolo-Formigaro,
position intermédiaire, d'où nous pouvions nous porter, il est
vrai, mais avec trop de temps, sur Alexandrie ou sur les
débouchés de Gênes, en cas que l'ennemi eût
tenté sa retraite de ce côté.
Ma division n'était qu'à l mille de Rivalta,
quand un aide de camp du général en chef, expédié
par le Premier Consul, vint à la hâte me porter l'ordre de marcher
sur San-Giuliano, et, de là, sur Marengo, où les deux
armées ennemies étaient à se battre depuis le point du
jour.
Ma division, précipitant sa marche, fut bientôt
rendue à San-Giuliano. Elle y fut témoin du désordre qui
commen
çait à régner dans l'armée, le
désordre qu'occasionnaient, d'une part, la marche d'un grand nombre de
blessés et de camarades qui les conduisaient en obstruant tout le
passage et, de l'autre, l'encombrement des charrettes et la foule des
domestiques, des vivandiers et des mauvais soldats qui se joignent
communément à ceux-ci.
Je plaçai sur la gauche de la grande route ma
première brigade, dont une partie déployée et l'autre en
colonne serrée.
J'ordonnai aussi à nia deuxième brigade la
même disposition sur la droite du chemin.
Le lieutenant général Desaix et moi,
considérant la position de l'armée, nous décidâmes
à faire porter en avant ma première brigade, composée de
la 9e légère. L'ordre fut donc
donné pour çe mouvement, dont l'exécution devait au moins
rappeler le courage des troupes qui se retiraient, et par suite, les faire
retourner. Je me portai donc en avant et jusque sous le front de l'ennemi,
à portée de sa mousqueterie, laquelle se rapprochant
sensiblement, m'obligea défaire jeter des tirailleurs en avant, afin de
retarder sa marche. Cette brigade, commandée par le
général Musnier, exécuta plusieurs mouvements à la
vue de Vennemi, et ses manuvres se firent avec une fermeté et une
sécurité assez grandes pour qu'il soit permis de, leur attribuer
cette confiance qui parut renaître parmi les troupes éparses qui
fuyaient. La contenance vigoureuse que tint la brigade sous le feu de
l'artillerie et de la mousqueterie de l'ennemi donna le temps à ma
deuxième brigade, composée de la 30e et de
la 59e demi-brigade, commandée par le
général de brigade Guénand, de s'établir sur la
droite, et aux autres corps de l'armée qui avaient combattu le matin et
opéraient leur retraite, de venir prendre position derrière elle.
Pendant que je contenais, avec la 9e
légère, l'ennemi sur son front, et que je protégeais le
ralliement de l'armée, le Premier Consul tenait son conseil, où
se trouvait le général en chef, le lieutenant
général Desaix et autres généraux rassemblés
sous le feu le plus fort de l'artillerie ennemie. Ils s'occupaient à
préparer un grand mouvement, capable d'assurer la victoire.
Bonaparte harangua les troupes, et, dans cet intervalle, le
général Desaix fit réunir toute l'artillerie de sa
division en avant du front de ma deuxième brigade. Il s'engag'ea alors
une canonnade dans laquelle l'ennemi avait une trop forte
supériorité par le nombre de ses pièces pour que la partie
pût être égale. Chaque instant voyait enlever des files de
nos troupes, dont l'impatience augmentait pour en venir aux mains.
J'étais beaucoup plus avancé que le reste de
ma ligne avec ma première brigade, et je n'aurais pas tardé
à avoir un engagement sur tout le front de la 9e
légère, lorsque le général Desaix m'envoya l'ordre
de faire retirer mes troupes par échelons. Cette manuvre devenait,
à la vérité, indispensable, si l'attaque
générale était retardée ; mais elle compromettait
aussi les tirailleurs que j'avais en avant; j'ordonnai cependant le mouvement,
en ne le faisant exécuter qu'à pas très lents, et je me
rendis très promptement auprès du lieutenant
général Desaix pour lui présenter mes observations.
L'attaque allait commencer, et le général Desaix, connaissant les
dispositions que j'avais faites sur le front de l'ennemi, me chargea alors
d'arrêter la marche rétrograde, ce que je fis en me reportant sur
le front de ma première brigade, qui s'était retirée de
200 pas au plus.
Je pourrais observer ici que ce mouvement rétrograde
nous devint favorable, car l'ennemi, qui s'en aperçut, redoublant
d'espoir, se porta en avant avec plus d'audace, et la surprise qu'il y
éprouva en se voyant ensuite chargé, nous fut avantageuse.
Le lieutenant général Desaix se rendit
à ma première brigade, formant la gauche de Farmée, et me
dit de me porter à ma deuxième, qui occupait le centre, en me
chargeant de percer celui de l'ennemi et de l'enfoncer avec assez de
rapidité pour le séparer entièrement et déranger
par là son plan d'opérations.
Toute la ligne se mit en mouvement au pas de charge, et ma
division formait le premier front. Ma brigade de gauche, composée de la
9e légère, eut à combattre devant
elle les grenadiers hongrois qui venaient d'être réunis par le
général Mêlas, afin que ce corps d'élite pût
poursuivre avec avantage la victoire qu'il regardait déjà comme
assurée pour lui. Ce corps de grenadiers était soutenu d'une
très forte cavalerie qui débordait les ailes de ma
première brigade ; leur résistance fut très
opiniâtre ; mais la valeur de la 9e
légère la rendit nulle, et une heureuse charge de notre cavalerie
couronna cette attaque.
L'habile et valeureux Desaix l'avait dirigée, et il
n'eut pas le bonheur de jouir de nos succès. La mort venait d'enlever ce
grand capitaine à ses frères d'armes. Il recommanda, par ses
dernières paroles, de cacher son sort, dans la crainte que
cette nouvelle produisît quelque alarme et ne
nuisît à la victoire.
A différentes reprises, la cavalerie ennemie tenta de
tourner et d'entourer la 9e légère; mais
elle fut reçue de manière à être
découragée.
C'est absolument à la contenance et aux actes de
valeur de ce corps qu'on doit les avantages marquants qui ont été
remportés sur la gauche et surtout la prise de l'artillerie et des
prisonniers. La cavalerie y a également contribué avec beaucoup
d'à-propos et de courage.
Ma deuxième brigade, composée de la 30e et de la 59e demi-brigade et
dirigée par moi, enfonça avec une audace, une force et une
rapidité étonnantes le centre de l'armée ennemie et la
coupa en deux. Cette brigade eut continuellement à défendre
à la fois son front et ses flancs et ses derrières contre
l'artillerie et la mousqueterie et contre différents corps de cavalerie.
Ces derniers particulièrement vinrent à la charge plusieurs fois
pour attaquer nos derrières ; mais l'ordre parfait de colonnes
serrées dans lequel s'étaient maintenus nos bataillons, quoique
traversant des vignes et autres obstacles, non seulement rendit la tentative de
la cavalerie inutile, mais encore lui occasionna une perte considérable.
La résistance de l'ennemi, dans certaines positions,
fut terrible. On se fût amusé inutilement à vouloir le
chasser par la mousqueterie. Les charges à la baïonnette purent
seules le débusquer, et elles furent exécutées avec une
prestesse et . une intrépidité sans exemple. Assurément,
on ne peut donner assez d'éloges à cette brigade, en partie
composée de conscrits qui ont rivalisé de courage et de
fermeté avec les plus anciens militaires.
Dans la charge à la baïonnette, deux drapeaux
ont été pris, l'un par le citoyen Coqueret, capitaine de
grenadiers de la 59e, et l'autre par le citoyen Georges
Amptil, fusilier et conscrit de la 30e demi-brigade,
lequel poursuivit et tua celui qui le portait et l'enleva à la vue d'un
peloton qui cherchait à le ravoir.
Ainsi, je puis et je dois dire à la gloire de ma
division que, par son extrême courage, elle a eu le bonheur de
contrebalancer les avantages obtenus par nos ennemis jusqu'à son
arrivée et de concourir de la manière la plus efficace à
fixer de notre côté l'illustre victoire de Marengo, victoire qui
doit tenir une première place dans nos annales, tant par la valeur plus
qu'héroïque qui l'a arrachée que par les grands
intérêts qui y étaient attachés. |